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– Acte premier

Tableau 1

(Dans le noir, on entend une paire de claques énergiques.)

La voix du GEÔLIER EN CHEF: C’est un cadeau d’adieu. Et voila de plus un bouquet de ne- m’oubliez-pas! (Mitraille de gifles. Cône de lumiere: Le Geôlier en Chef et Le Sain. Parmi les arguments du Geôlier en Chef l’on compte celui de pousser du ventre sa victime jusqu’a la faire tomber a terre. Le Sain est sur le point de quitter la prison.)

LE GEÔLIER EN CHEF: Ne t’imagine pas que si nous lachons prise c’est que t’es devenu un comme il faut. Qui culbute une fois culbute la seconde aussi, et de la meme façon. Ne t’enlise pas dans des reves, benet. A bientôt, a cette meme porte. Ç’est plus intime. Te voila libéré parce qu’il me faut une paillasse. On nous envoie un client célebre qui a risqué de facher le Roi: sieur de Beau-mar-chais! Par la bonne volonté de Sa Majesté, on lui recommande de faire maigre d’urgence! (Confidentiellement.) On dit qu’il a le sang tout bouillonant et Sa Majesté l’envoie faire une cure a Saint-Lazare, par crainte pour sa bonne petite santé. C’est moi votre médecin traitant, pas vrai? “Docteur Brisoisos!” N’est-ce pas comme ça que vous m’appelez? (Le Sain, pressentant le danger qui s’approche, voudrait s’ é loigner. Le geôlier en Chef le retient.) Bouges pas! T’as pas de juste libre passage! (L’empoigne.) C’est comme ça que vous m’appelez, oui? (Craintif, l’autre confirme.) Eh bien, tu vois! Mérite est bien payé, est-ce clair? Vous ne pigez pas logique; autrement vous ne serez pas la. “Docteur Brisoisos”! Me voila! Pour une fois, vous ne mentez pas. C’est rare pour vous, bande de noceurs et de coureurs, que de dire la vérité! Vous avez menti pendant l’enquete; messieurs les enqueteurs – les juges aussi – prennent des gants, mais avec moi ça ne va pas! Le Docteur Brisoisos vous brise les os! Je refais l’Ordre du monde! C’est ça! Donnez-moi un bossu, et je le rends droit. Dis-moi, lourdau, comment que je m’y preds? (Le Sain est secoué.) Allez, parlez, ou tu va voir de toutes les couleurs! (Leve la main pour frapper.)

LE SAIN (vite, afin d’esquiver le coup): De sorte qu’on puisse le coucher dans son cercueil, comme une planche, monsieur le Geôlier en Chef…

LE GEÔLIER EN CHEF: Bravo, vieux con, tu connais ton catéchisme! (Il tapote la joue de sa victime de la main qu’il avait levé.) Mais le sais-tu d’un bout a l’autre ? Allons voir. (Compte sur ses doigts.) Le boiteaux, qu’on fais-je? Hein? Le boiteaux… T’es sourd, ou quoi ?! Tu n’sais plus preter l’oreille, Le Sain? T’es par hasard malade justement quand je croyais que t’a recouvert ta santé a mon ombre?…

LE SAIN  (effrayé) : Non, non… Vous lui brisez le seconde jambe aussi…

LE GEÔLIER EN CHEF: Pourquoi faire ?

LE SAIN: Pour que le pied-bot ne saute plus aux yeux, m’sieur le Geôlier en Chef !

LE GEÔLIER EN CHEF: Voila ! J’en perds pas mon temps a vous enseigner la morale ! (Méditatif.) Tu sais, avec cette caboche a toi, tu aurais pu devenir quéqu’un au lieu de courir les filles en fleur… Saurais-tu compter, hein… ? Si l’un arrive a Saint-Lazare avec un bras de moins, et si je l’arrange, avec combien de bras sort-il de la, s’il en sort ? Fais voir ton addition…

LE SAIN: Sans aucun.

LE GEÔLIER EN CHEF  (menaçant) : Monsieur…

LE SAIN:… monsieur le Geôlier en Chef.

LE GEÔLIER EN CHEF (enthousiaste) : Bravo ! T’auras ton certificat ! rien de plus vrai : un et un font zéro ! Nullus !… Ou en sommes-nous restée ? Donc… le bossu… le boîteux… le manchot !… Ça fait trois, et d’avec le borgne – quatre… Du borgne qu’est-ce que j’en fais ?

LE SAIN: On applique le meme traitement qu’au manchot, m’sieur le Geôlier en Chef.

LE GEÔLIER EN CHEF: A quel autre cas ressemble-t-il encore ?

LE SAIN: Au cas de celui qui fait la sourde-oreille, m’sieur le Geôlier en Chef. Il sortira boniement sourd.

LE GEÔLIER EN CHEF (L’air de réfléchir profondément) : Mettons que quelqu’un viens sans… sans nez… Mettons qu’il a le nez rongé par le mal espagnol. Tu y es ? Il a tant et si bien fait le saint, qu’il se laisse porter a Saint-Lazare… (Il s’esclaffe. Il s’aperçoit que Le Sain ne rit pas. Afin de le stimuler il reprend de plus belle. Le Sain saisit enfin ce qu’on attend de lui ; en s’efforçant de rire, il pousse de petits sons étranges.)On dirait qu’il jappe. Mécontent, le Geôlier en Chef rit impérativement. Le Sain, gené, fait des grimaces, la main a la bouche, etc. Le Geôlier en Chef se tape les genoux. Le Sain l’imite, mais perd son é quilibre et tombe sur son séant. Le jeu se prolonge.) Ainsi donc, si le mal espagnol lui a rongé le nez… Le nez…

LE SAIN : Vous lui bouchez l’égout pour l’amour de la simmétrie, m’sieur le Geôlier en Chef.

LE GEÔLIER EN CHEF (Prend le menton de Le Sain entre ses doigts et examine sa figure attentivement ; comme un presbyte, il l’éloigne un peu de soi ; il fouille ses poches, en sort de lunettes et recommence a l’examiner) : Paraît que tu as tout le lot en bonne place. (Les mots suivants seront accompagnés de mouvements brusques imposés a la tete de Le Sain.) Une oreille, deux oreilles. Un oil, deux yeux. Un nez, deux… Non, un seul nez. Heu… et si j’en fais deux ?… Heu… Une bouche… V’la notre inventaire, il correspond au réglement… Maintenant, voyons plus bas. (Il releve les bras de Le Sain, l’un apres l’autre. Ils tombes inertes.) Un bras… le second… (En le frappant de son propre pied.) Un pied… l’autre…(On frappe a la porte.)

LA VOIX : Y a-t-il quelqu’un, petit frere ?

LE GEÔLIER EN CHEF : J’arrive, j’arrive !

LA VOIX : J’t’ai apporté encore un chien babillard a enchaîner. Il répond au nom de Beaumarchais.

LE GEÔLIER EN CHEF : J’ai encore un mot a dire a un client de la maison, petit frere ! (A Le Sain.) Nous disions, Le Sain… deux pieds… (Il lui fait faire demi tour et, jetant ses mains sur les épaules de l’autre, lui envoie son pied au cul.)… et l’un au cul, ça fait trois ! (Le Sain, a quatre pattes.) Vas-t’en, vaurien, vas-t’en ! Et… ne m’oublie pas ! J’t’attends demain, a la m eme heure! Bien le bonjour a ta mootié, de ma part, et dis-lui que je lui souhaite un respect grand comme ça… N’oublie pas : gros comme ça… (Il rit et montre de ses mains combien son ” respect” est grand et gros.) Occupe-toi d’elle et laisse les fi-filles au soin de messieurs les comtes, espece de vaurien ! Mariufle ! (Il rit. La lumiere s’éteint.)

 

Tableau 2

(Beaumarchais et Jacques Coquaire-Fils. Aupres d’eux la coffre qu’a apporté le premier.)

BEAUMARCHAIS: Et pourtant, on sort quand-meme d ‘ici… Lorsque j’y entrais, un malhereux en sortait…

JACQUES COQUAIRE-FILS : 7 mars 1785. Le jour mérite de figurer dans le calendarier de la sainte Église Catholique :c’est le jour de la libération de Le Sain.

BEAUMARCHAIS (rit) : Le Saint ? Pour un bon mot, vous vous etez tirée a merveille. Le Saint, vous dites, Le Saint ?

JACQUES COQUIARE-FILS : Oui, Le Sain. C’est pas la peine de rire, monsieur Beaumarchais. Il ne s’agit pas des saints du bon Dieu. C’est un saint imparfait : il lui manque le t final. Et n’allez pas croire que ce t final a peu d’importance. T, une lettre modeste, monsieur, repoussée a la fin de l’alphabet et dans le nom en question se trouvent a la fin toujours : on ne l’entand meme pas lorsqu’un le prononce : le saint. Voila : saint, saint… Pas de t final ! Un t muet ! Et pourtant, quelle lettre magnifique. Connaissez-vous son histoire ? C’est le T de tronc, monsieur. Ça veut dire que celui a qui ce t manque souffre d’un défaut au tronc. Qu’il ne se porte pas bien ; c’est sa colonne vertébrale qui en est la cause ; elle tend a saluer jusqu’a la terre toujours, courbée, courbée… bien que son possesseur clame provenir d’une famille qui tient le front haut, une famille hautement saine… Vous me suivez, n’est-ce pas ? Je parle d’une maniere figurée…

BEAUMARCHAIS : Je me suis rendu compte. Vous etes bien le fils de votre pere, le nouvelliste a la main Jacques Coquaire.

JACQUES COQUAIRE-FILS : Nouvelliste moi-meme. Et, vous en pouvez certifier, tout comme mon pere, prisonnier. Heureusement pour moi, pas a la Bastille… Eh bien, comme je vous le disais, vous n’avez sans doute pas manqué de remarquer, monsieur de Beaumarchais, la lettre t est en forme de croix. C’est un signe. Donc celui a qui le t final manque ne peut pas etre…

BEAUMARCHAIS :... un saint tout court, ni un homme trop sain.

JACQUES COQUAIRE-FILS : C’est vous qui l’avez dit. Mais j’ajouterais : le manque de ce t final pourrait indiquer un diable. Le diable en personne. Et c’est le cas de notre Le Sain.

BEAUMARCHAIS : Voyons, vous exagérez l’importance de l’ortographe, monsieur Jacques Coquaire.

JACQUES COQUAIRE-FILS :... Fils… Jacques Coquaire-Fils, dont la renommée est tout aussi grande que celle de son pere… (D’un air de supériorité légerement blasée.) Enfin, passons… En définitif, trouvez-vous qu’il y ait grande différence entre le saint et le diable ? Le diable – c’est quoi ? C’est quoi, selon vous, cher monsieur, ne vous en déplaise ? Le diable c’est un autre pauvre diable qui pour devenir un saint ne manque que de ça : sa colonne n’est pas assez droite pour la droiture ; pour emprunter le style de nos feuilles anonymes (en soulignant) lues avec avidité des que nous les livrons a domicile, si le diable se tiendrait raide, il risquait d’avoir la cervelle brulée ! Ou en étions-nous ? Il lui manque le t final : la colonne, cher monsieur, la colonne qui n’est pas du tout saine, comme le dit son nom.

BEAUMARCHAIS : Vous voulez dire que Le Sain…

JACQUES COQUAIRE-FILS :... n’est pas un immaculé, oh, mais pas du tout. C’est un misérable, un mouchard maître a vous faire chanter, un… un… une manche de hache !…

BEAUMARCHAIS : Votre langage est tout a fait métaphorique, mon ami. Ayez l’obligeance de traduire dans le français de monsieur de Voltaire, voudriez-vous ?

JACQUES COQUAIRE-FILS :... monsieur de Voltaire dont vous avez commencé a éditer les Oeuvres completes, une réalisation exceptionelle pour laquelle je vous félicite de tout mon cour…

BEAUMARCHAIS : Pour ma part, je ne m’en félicite guere : c’est un désastre financier.

JACQUES COQUAIRE-FILS: On ne sait jamais pour combien de… de temps, cher monsieur, comme nous ne pouvons pas savoir lequel d’entre nous deux est le maître a faire chanter.

BEAUMARCHAIS : Pourquoi l’appelez-vous maître a faire chanter ? A-t-il, Le Sain, une belle voix ?

JACQUES COQUAIRE-FILS: Une voix charmante de charmeur. La voix vous fait oublier tout, meme votre sécurité personelle, et vous fait chanter, vous conduit a vous décharger la conscience, tout de go. Et lorsqu’il se met lui-meme a ”chanter”, il enchante l’ouie des geôliers, sans que nul des prisonniers le puisse entendre. Charmant, non ?

BEAUMARCHAIS : Et cela, dans votre langage…

JACQUES COQUAIRE-FILS:… le votre aussi, cher monsieur, a partir du 7 mars 1785…

BEAUMARCHAIS : C’est raisonable ; je crains aussi que ce ne soit point une visite de curtoisie a Saint -Lazare et a monsieur Jacques Coquaire-Fils…

JACQUES COQUAIRE- FILS: Voyes-vous, mon tres cher monsieur, a propos des mouchards dont nous parlions tout a l’heure… D’aucuns font la fine manche et fabriquent de toutes pieces les mensonges nécessaires a leurs mouchardages regardant leurs camarades de prison ; plus les uns sont accablés, plus les autres s’en tirent a bon compte. L’idée ne leur appartient pas d’ailleurs : c’est le résultat de l’éducation faite a une masse analphabete dans une royaume État totalitaire.

BEAUMARCHAIS : Puisque je dois me faire un nouveau vocabulaire, je dirais, pour commencer, que le mouchard vend a bas prix la peau des autres, afin de vendre la sienne le plus cher possible.

JACQUES COQUAIRE- FILS : Tres exacte. Son principe est le suivant : ”Pourquoi laisser pleurer maman, puisque je peut faire pleurer ta mere a toi ! ” Il m’est avis que vous avez le don exceptionnel de la précision, non seulement en qualité d’écrivain, mais en tant qu’auteur aussi…

BEAUMARCHAIS : Il parait cependant que s’exprimer carrément est nuisuble. Au moins pour moi. Le rasoir de mon ”barbier” me vaux des blessures incurables…

JACQUES COQUAIRE- FILS : En définitif, vous vous trouvez en prison pourquoi ?

BEAUMARCHAIS : (sort de son coffre une pélérine dont il s’enveloppe ; il s’assoit sur le coffre comme dans une trône) : Imaginez-vous que Le Mariage de Figaro est arrivé a plus de 70 représentations, ce qui a lésé la conscience critique de Sa Majesté. Bon, tandis qu’il jouait aux cartes (il mime la majesté désabusée de la royauté), puisque trop de mouchards voltigeaient autour de lui, bourdonnant a son oreille contre moi, et comme il avait le bourdon, il commit la bourde de prendre le sept de pique – pourvu qu’il me porte bonheur ! – et, avec un humour imbattable, il trampa sa plume dans l’encrier et se mit a écrire sur le dos de la carte a jouer : ” A monsieur le lieutenent de Police. Aussitôt cette lettre reçue, vous donnerez l’ordre de conduire le sieur de Beaumarchais a Saint-Lazare. Cet homme devient par trop insolent ; c’est un garçon mal élevé dont il faut corriger l’éducation ”. Me voici, donc, jeté dans la seule prison parisienne destinée exclusivement aux dépravés, aux noceurs, aux débauchés laiques et aux moines paillards. A 53 ans, mon ami, oui, a 53 ans, une gloire de la France, vieille par les tracasseries, les ennuis de toutes sortes, les soucis littéraires, pour ne plus compter avec ceux qui m’attendent encore !… ”Un garçon mal élevé dont il faut corriger l’éducation !”

JACQUES COQUAIRE- FILS : Vous etes tombé sous l’empire d’un principe d’État : discréditer l’individu, subminer sa valeur morale afin de mieux le maîtriser. Les mauvaises langues, l’opinion publique amplifieront la honte d’un fait que l’on met a sa charge et les gens de bien l’éviteront, tout innocent qu’il soit. Isolé, il ne peut plus influencer l’opinion publique. Discréditez vos adversaires, en vous attaquant a leur moralité, et les voila écartés de l’arene publique..

BEAUMARCHAIS : Eh bien, oui, vous avex décrit le systeme et moi je ressens ses coups depuis que j’existe. (Il ôte sa pélérine et la jette dans la malle.) J’ai fait mon bagage a la hâte… Quel enfantillage qur de prendre des habits de soie, au lieu de me fournir de vetements chauds…

JACQUES COQUAIRE- FILS : (plaisante, afin de l’aider a surmonter le mauvais moment) : Une chance que de les avoir pris. Autrement comment aurai-je pu imaginer la splendeur de la Cour de France , moi, pauvre laquais, maître de latin dans mes heures libres, c’est-a-dire quand je ne suis pas en prison, barbier de Son Éminence l’Archeveque – car l’intellectuel doit se débrouiller aussi s’il veut manger – et, en secret libelliste anonyme qui annonce le monde a venir, bref…

BEAUMARCHAIS :… bref, un nouveau Figaro ! Mais, voyons votre troisieme métaphore. Pourquoi avez-vous nommé Le Sain ”manche de hache” ?

JACQUES COQUAIRE- FILS : Si le mouchard parle a tort et a travers, en inventant bien des fois des histoires compromettantes qu’il chuchote a des oreilles trop enclines a offrir a leurs possesseurs une raison pour vous mettre en bouille – il faute se faire, n’est-ce pas, au jargon de cet exquis etablissment placé sous le haut patronage de Sa Majesté -, ce mouchard, donc, ne devient-il pas une partie de l’outil nommé, ne remplit-il pas le rôle de cette partie qui conduit le tranchant de la hache vers le cou de l’innocent ?

BEAUMARCHAIS : Splendide ! Merveilleux ! Vraiment formidable ! Montaigne disait qu’il aurait voulu n’utiliser que les mots employés dans les halles de Paris ! Et bien, moi, dés que je serais libre de nouveau, si jamais je le serais, j’emploirais par écrit le langage des prisons de cette meme ville des lumieres !

JACQUES COQUAIRE -FILS : Bonne idée est tres raisonable, comme vous dites, cher monsieur. Car, en vérité, c’est dans les prisons que se trouve la majorité des honnetes hommes, puisque dans les halles tous les marchands ne sont que des excrocs ordinaires qui se payent des caleches et des chateaux dans les provinces, en dépouillant ceux qui payent leur nourriture de la sueur de leur front. C’est la, dans les prisons, que l’on parle le vrai français !

BEAUMARCHAIS : Le plus colorié !

JACQUES COQUAIRE- FILS : Le plus noble aussi !

BEAUMARCHAIS : Tenez, une idée ! Ne trouvez-vous pas, mon ami, que la langue de ces nobles au-dessus de nous, cette langue dont on nous bourre les crânes est quelque peu vieillote ? Que personne n’accorde plus crédit a ces palabres ! a ces hableurs ? Et qu’on devrez les emmener ici, a notre place, afin qu’ils apprenont la langue de la noblesse authentique ?

JACQUES COQUAIRE -FILS : Et si j’allais dénoncer vos propos, mon tres cher monsieur de Beaumarchais ?

BEAUMARCHAIS : Vous chargiais vainement votre consience d’une tete de trop. Tout ce que j’ai eu a dire aux humains, je l’ai déja dit. La Barbier de Béville et Le Mariage de Figaro sont mes témoignages. Maintenant, advienne que pourra. Ces deux pieces, si vous acceptez a vous rendre le dépositaire d’un secret intime, sont im – mor – tel – les. Elles parleront, en mon nom, a tout jamais, meme si, au lieu de rapporter tout simplement mes propos, vous les faisiez verser au comptes des ”liquidations urgentes”.

(Éclairage coupé.)

Tableau 3

(Les memes.)

BEAUMARCHAIS: Voyez-moi ça! ”Un garçon mal élevé dont il faut corriger l’éducation!”

Il y a eu un temps, oui, ou mon pere aussi essayait de parfaire mon éducation…

(Le cône de lumiere se déplace pas loin d’eux, pour embrasser Maître Caron et sa femme.)

MAÎTRE ANDRÉ CARON (furieux): Vous avez pleuré, ma femme… (Mme Caron acquiesce.) Vous avez frappé du pied… (Nouvel acquiescement.) Vous reconnaissez, donc! Vous reconnaissez avoir frappé du pied devant votre époux?! (Meme acquiescement.) Oh, la la! frapper du pied! Si tout en parlant vous gesticuliez, passe encore… Une bougre de femme, que voulez-vous, elle bat des ailes comme une poule! Mais frapper du pied… (Elle branle sa tete, affligée.) Et dire que je vous ai fait six enfants, pour en arriver la, pour que vous frappiez du pied devant moi! Je travaille, je peine, je me torture, en vrai laquais, en serviteur, en serf, en esclave, je suis devenu un zéro, les nuits je ne peux m’assoupir a cause des soucis que vous mes donnez m’amie! Et si elle n’a pas autant d’enfants qu’elle désire, que je me ronge les ongles; tout ça pour toi, m’amie, pour vous tous, pour Lisette, pour Fanchon, pour Julie, pour Tonton, pour Marie-Josephe…

Mme CARON: Pas pour Marie-Josephe, elle s’est mariée. Je vous ai déja dit de la rayer de la liste.

MAÎTRE CARON:… pour ce misérable de Pierre…a

Mme CARON (acquiece. A part):… pour vous-memes…

MAÎTRE CARON (enchaîne sans preter attention):… pour moi-meme… (Reprenant ses sens.) Non! Non! Pour moi pas! J’n’ai besoin ni de faisans, ni se langues de rosignol! Je peux vivre…

Mme CARON (qui connait son train-train) et MAÎTRE CARON (qui continue):… de pain sec et d’eau, fut-elle meme de la rigole!

MAÎTRE CARON (insiste, plus enervé encore, puisqu’il a été empeché de parler): Meme de la rigole, oui, de la rigole!

LES DEUX (en chour): Mettez-vous ça dans la tete!…

MAÎTRE CARON: Voici! C’est moi Maître Caron, l’horloger du Roi, et je n’accepte pas qu’on se moque de moi dans ma propre maison… et… madame… je vous interdit de jamais plus frapper du pied devant moi!…

Mme CARON: Voyons, Maître Caron, c’était a rire… cependant si j’avais ris vous vous seriez fâché…

MAÎTRE CARON: A rire? C’était a pleurer, voila!

Mme CARON: A rire, je vous dis! (Elle l’imite.) Maître Pierre: 1. “Vous ne succomberez plus a la tentation de vous appropriez chez moi rien, absolument rien au-de la de ce que je vous donne!… vous ne vendrez pas meme une vielle clef de montre sans m’en rendre compte”. Est-ce a pleurer? A pleurer?!

MAÎTRE CARON: Comment autrement, bien sur qu’a pleurer! Qui vole aujourd’hui un ouf…

Mme CARON:… peut manger demain un bouf! Pour autant que notre fils vous a volé!

MAÎTRE CARON: Assez pour souler une fois par semaine toute cette bande de vauriens que ses amis!

Mme CARON: Leur offrir un verre, oui, les souler, non! Et meme si c’est de deux verres qu’il s’agissait, il faut y voir le signe d’une âme généreuse… Mais de ça qu’en dites-vous, Maître Caron? (L’imite.) 2. En été, l’on se leve a… l’hiver, a.. et caetera, et caetera! Et n’ayez plus l’esprit volage!

MAÎTRE CARON: Toute une vie d’oisiveté jusqu’a ce contract que je lui ai donné a signer!…

Mme CARON: Toute une vie oisive! Un enfant, voyons! Sainte Vierge! Que lui demander, qu’attendre de lui?

MAÎTRE CARON (en l’imitant): Un enfant… Un morveux amoureux de la servante de l’auberge du coin de la rue, a treize ans!!!

Mme CARON: C’est ce que je vous disais: un enfant. Ne voulut-il pas se tuer lorsqu’il apprit que cette jument-la allait ce marier et qu’elle lui dit qu’il était trop jeune pour la faire coulbuter?

MAÎTRE CARON: Et vous, Mme Caron, vous trouvez normal que cette garce, a ses 23 ans, soit obligée d’incapaciter notre Pierre pour cause d’âge? Alors, ça vous étonne que j’ai indroduit le troisieme point dans le contrat?

Mme CARON: Rien et depuis longtemps déja ne m’étonne plus, Maître. Le troisieme point, voyons… J’allais l’oublier. (En l’imitant.) Fini avec la gargote! Fini et fini encore! Mais vous ne lui avais pas dit de finir avec les femmes! Car vous craigniez vos pauvre faiblesses.Il aurait pu faire vous faire céder, n’est-ce pas? C’est pour ça que vous sembliez si cathégorique! Ce pere vaut son fils!

MAÎTRE CARON: Mme Caron, je n’accepte pas, je ne permet pas, je n’admet pas!…

Mme CARON: Vous n’admettez pas?! Comme si votre jeunesse fut déja oubliée, ou que nous, nous étions tombées des nues! Paris est un bourg trop petit, et la main gauche n’ignore pas ce que fait la main droite! Les murs parlent. Ils ont des oreilles, des yeux et une langue vraiment trop longue. La mémoire des rues vous accuse, cher Ma î tre. Mais, passons…:a comble vous l’avez atteint avec le point 4. (L’imite.) ” Vous abandonnerez totalement votre malhereuse musique, et sourtout la fréquentation des jeunes gens, je n’en souffrirai aucun. Cependant par égard a votre faiblesse, je vous permet la viole et la flute, mais a la condition expresse, que vous n’en userez jamais que les apres-soupers des jours ouvrables, et que ce sera sans interrompre le repos des voisins ni le mien…

MAÎTRE CARON: Et qu’est-ce qu’il y a de mal a cela?

Mme CARON: Qu’est-ce qu’il y a de mal ici, vous me demandez? Eh bien, a vous de répondre d’abord: qui est-ce qui lui a enseigné a jouer de tous les instruments du monde? de qui tient-il son amour de la musique? qui lui a été conseil et example si ce n’est vous-meme?! Vous lui avez fait perdre sa tete: vive la musique!A bas la musique! Le Roi est mort!

MAÎTRE CARON (a part):… Vive le Roi!

Mme CARON: Et notre Maître conçut-il un article numéro 5 aussi. (Elle l’imite.) “Je vous éviterai le plus qu’il me sera possible les sorties, et je ne recevrai plus des mauvaises excuses sur les retards”. Et puisque, a 13 ans, Pierre voulait se marier, que vouliez-vous qu’il fasse a 16? doit-il chanter comme les matous, sur nos toits? Le soir, interdit; le jour, de meme… Et vous souhaitez que je ne frappe pas du pied! (Elle l’imite.) 6. “Je vous donnerai ma table et dix-huit livres par mois qui serviront a votre entretien, et pour acquitter petit a petit vos dettes…

BEAUMARCHAIS (pénetre dans la côn de lumiere): Monsieur mon pere, avez-vous parlé a sieur Lepaute?

MAÎTRE CARON: Il a promis de venir aujourd’hui. Il s’interesse beaucoup a ton invention et a l’intention de la présenter a la Cour si le perfectionnement que tu y a apporté paraît de valeur. (Beaumarchais sort du cône de lumiere.)

Mme CARON: Que nous sommes betes de nous disputer comme ça pour cette merveille de fils que nous avons. Il n’y a pas encore un an qu’il se mit sérieusement a travailler et le voila déja inventeur. Combien d’inventions avez-vous a votre actif, Maître, a part ce contrat-la?

(Lumiere coupée ici; cône de lumiere sur Beaumarchais et Lepaute)

LEPAUTE (tenant sa main sur l’épaule de Beaumarchais et faisent quelques pas avec lui): Intéressant, tres, tres intéressant! Les calculs semblent vrais. Je veux vous voir au travail, jeune homme. Monsieur de Julien vient de me passer une commande pour une montre. C’est a vous de lui montrer le mécanisme selon vos propres idées. Si ça marche, c’est la votre chance…

(Beaumarchais et Jacques Coquaire-Fils sont dans la cône de lumiere. Ils vont interpréter les répliques de divers personnages, les on-dit.)

BEAUMARCHAIS: Avez-vous entendu parler de l’invention de Lepaute?

JACQUES COQUAIRE- FILS: Il a révolutionné le mécanisme des horloges…

BEAUMARCHAIS: Sa Majesté va lui accorder une rente…

JACQUES COQUAIRE- FILS: Tiens! Il y a quelqu’un qui se dit Caron-Fils. Il a fait paraître dans le Mercure une lettre; il y prétend que Lepaute lui a volé une idée a lui.

BEAUMARCHAIS: J’ai lu. Il est batailleur, le gars. Il ne se laisse pas fouler aux pieds. Et s’il avait raison?

JACQUES COQUAIRE- FILS: C’est rien d’avoir publié dans le Mercure, mais il a adressé une plainte a l’Académie des Sciences.

BEAUMARCHAIS: Le bruit court qu’une ordonance favorable a été émise par le Comte de Saint-Florentin. L’Académie des Sciences se réunira sous peu.

JACQUES COQUAIRE- FILS: L’Académie des Sciences va se réunir?

BEAUMARCHAIS: L’Académie des Sciences se réunira par suite de la réclamation d’un gosse.

(Cône de lumiere sur Maître Caron et Mme Caron. Sur la scene il y a un chaise.)

Mme CARON (tres agitée): Maître! Maître! Votre fils! Votre fils!

MAÎTRE CARON: Quoi, mon fils? Qu’est-ce qu’il a encore fait? Qu’est-ce qu’il se passe? Il va me tuer, mon fils! J’ai sué sang et eau toute une vie et il va me ruiner…

Mme CARON: Du calme! Asseyez-vous la! Asseyez-vous!

MAÎTRE CARON (s’assoit, aidé par son épouse): Vous m’effrayez! Dites-moi, qu’est-ce qu’il arrive!

Mme CARON: Il a gagné!!! Caron-fils a gagné contre le célebre Lepaute. Caron-fils est nommé Horloger de Sa Majesté Le Roi!

MAÎTRE CARON: Fichu notre contract!

Mme CARON: Et çy c’est rien, écoutez du nouveau: il a offert a Madame de Pompadour une bague-montre. Vous y etes? La plus petite montre du monde. Une fois remontée, elle marche 30 heures!

MAÎTRE CARON: Eh bien, il va se faire rare a la maison, ce Pierre! Dorénavant, Madame Caron, si vous voulez embrasser votre fils, allez vous balader jusqu’a Versailles et demander audience…

(Lumiere coupée.)

 

Tableau 4

(Au fond de la scene on a monté un niveau supérieur a l’aide de practicables. La scene Pâris-Duverney – Beaumarchais sera jouée au niveau de la scene.)

PÂRIS-DUVERNEY: Ne croyez pas, jeune homme, que je vous observe d’hier, d’avant-hier, depuis, enfin, que vous fréquentez la Cour. Non! Bien que vous ignoriez qui je suis, je vous connais du temps du scandale Lepaute. Mais peut-etre qu’il conviendrait que je me présente d’abord: je suis Pâris-Duverney.

BEAUMARCHAIS: Le célebre banquier?

PÂRIS-DUVERNEY: Employons des termes plus exactes. Pourquoi célebre? Un simple banquier de la Cour. Le Roi compte sur ma bourse, et moi, je m’efforce de vivre sur la sienne… Les termes précis font les affaires solides, n’est-ce pas, mon ami?

BEAUMARCHAIS: Vous etes le mieux placé pour le dire, monsieur: vous dormez sur une montagne d’argent.

PÂRIS-DUVERNEY: Vous avez tort, mon ami! Si je dors, je risque de dégringoler. Quant a la montagne d’argent, peut-etre que vous ne vous trompez pas tellement. Une montagne, oui. Le tout est de savoir prévenir les écroulements. J’ai remarqué que vous aussi vous aimez les sommets… C’est justement pourquoi je vous apprecie.

BEAUMARCHAIS: C’est vrai. Les sommets ne me donnent pas le vertige.

PÂRIS-DUVERNEY: Apres avoir tempéré Lepaute, vous avez conquis Madame de Pompadour. Son pouvoir étant en déclin, vous etes devenu maître de musique des Mesdames. Vous avez blessé quelqu’un en duel et peu de mots vous ont suffit pour faire de lui votre meilleur ami: en mourent, il a refusé de vous dénoncer. Vous avez épousé une veuve riche – disons, en passant, que c’est moi qui, sans que vous le sachiez, vous a recommandé a cette dame – vous vous etes attribué le joli nom de Beaumarchais que portait une de ses propriétés et vous avez eu encore la chance de rester bientôt veuf. Vous occupez une place de choix dans le royaume. A présent vous etes juge aussi. Vous me plaisez. Vous me plaisez, mon ami, puisque moi-meme je me suis imposé par mes propres forces.

BEAUMARCHAIS: J’apprends tant de choses nouvelles, qur je ne sais pas, Monsieur, comment vous remercier.

PÂRIS-DUVERNEY: Chaque chose a son temps. La moisson de reconnaisance a sa propre saison. Jusque la laissez-moi vous présenter en quelques mots la mission politique et commerciale dont on vous a chargé en Espagne. J’avoue modestement que je ne suis pas étranger a ce choix.

(les deux se dirigent vers une extrémité du practicable du fond de la scene. Pâris-Duverney disparaît dans le noir. L’estrade baignée de lumiere. La Marquise de la Croix de Beaumarchais, dans l’intimité.)

BEAUMARCHAIS: Chere marquise, je suis en détresse.

LA MARQUISE: De mon point de vue, vous vous débrouillez remarquablement. C’est la, il est vrai, le point de vue d’une simple femme, la pauvre marquise de la Croix qui vous aime.

BEAUMARCHAIS: Je vous ai déja dit mille fois: l’amour est un art…

LA MARQUISE:… dont vous etes le virtuose.

BEAUMARCHAIS: Mais je voudrais passer maître tout autant averti dans l’art de la vie. La, cependant, tout ne va pas rond. Les grandes me font un accueil tout de politesses, me comblent de louanges, me font croire qu’ils jalousent mon sens des affaires, pour que, a peine les avoir quittés, ils emmelent les fils d’un trame que je venais justement de démeler un peu. Ils rendent vains tous mes efforts. Voila huit mois que je m’emploie a obtenir le contrat pour la France, voila huit mois que je n’obtient que des mots pompeux et des révérences profondes…

LA MARQUISE: Et puisque vous avez oublié l’amour et vous vous laissez dominé par des pensées graves, je voudrais savoir si vous avez préparé la rôle de l’intrigant, mon cher homme d’affaires inculte?

BEAUMARCHAIS: Hommes d’affaires, oui! Cher, d’autant plus! mais pourquoi inculte?

LA MARQUISE: Puisque si vous ne tirez aucune leçon de toute la littérature espagnole que vous avalez presque sans mâcher, comme vous l’avez fait déja des centaines de tomes français, vous arriverez a combattre contre des moulins a vent, cher Pierre Caron de Beaumarchais, alias Don Quichotte!

(La lumiere est éteinte et l’on entend quelques mesures du célebre air de Don Bazile.)

LA VOIX: “La calomnie, Monsieur? Vous ne savez guere ce que vous dédaignez: j’ai vu les plus honnetes gens pres d’en etre accablés. Qui diable y résisterait?”

(La lumiere se rallume.)

BEAUMARCHAIS: Calomnier tel ou tel noble, ce serait en vain. Ils se couvrent l’un l’autre, comme des freres d’un meme pere, tels qu’ils sont: le désintéret a l’égard du bien-etre public – c’est ce qui les caractérise. Pas besoin, d’ailleurs, de les calomnier: il suffirait de dire la vérité… Mais la dire a qui?

LA MARQUISE: A personne, mon ami. La vérité est de nos jours une insulte personnelle. Laissez-moi faire. Je m’en charge. L’insulte d’une femme est estimée elle aussi une provocation; mais il y a provocations et provocations, n’est-ce pas?… Vous souvenez-vous la proposition que vous a faite cet aventurier de Pini, le valet de Charles III?

BEAUMARCHAIS: Vous m’avez invité a ne plus plaisanter sur ce theme…

LA MARQUISE:… C’est que je voulais que nous y réfléchissions sérieusement.

BEAUMARCHAIS:Vous acceptez a etre présentée au roi d’Espagne?

LA MARQUISE: Du moment que cela peut vous aider a résoudre vos affaires, mon cher Pierre je le fais de bon gré, pour vous…

BEAUMARCHAIS: Et… votre mari?

LA MARQUISE: Je serais fiere de lui obtenir aussi une décoration…

(Lumiere coupée. Nouveau cône de lumiere: Jacques Coquaire-Fils et Beaumarchais.)

JACQUES COQUAIRE-FILS: A-t-il au moins servi a quelque chose le commerce sentimental de la marquise?

BEAUMARCHAIS: Oui. A abreger mon séjour en Espagne. On m’apprit que le plaisir du Roi était de me savoir le plus loin possible de l’endroit, de préférence dans mon pays natal.. Me voila donc de retour a la cour de Louis XV, ou je me présentais, comme seul résultat de mes démarches, ma bourse vidée.

JACQUES COQUAIRE-FILS: Un coup pour la France, sans doute.

BEAUMARCHAIS: Un coup? Pourquoi? Ils m’avaient bon et bien oublié. Personne ne savait plus pourquoi j’étais parti, personne ne s’en souciait point. Pâris-Duverney me l’apprit des mon arrivée. Et il m’entraîna sans tarder dans une affaire brillante, qui allait se transformer dans la plus grande faillite de ma vie.

JACQUES COQUAIRE-FILS (hésitanat): Euh, vous m’avez parlé de Pauline…

BEAUMARCHAIS: Pauline? Ah, Pauline… Vous ai-je vraiment parlé d’elle?

(La lumiere baisse. Un nouveau cône de lumiere révele la Dame âgée.)

LA DAME ÂGÉE: Si vous saviez, mon cher Pierre, combien j’ai besoin d’un bon conseil, d’un conseil sérieux…, de votre conseil, Pierre…

BEAUMARCHAIS (entre dans le cercle de lumiere, salue): Je suis toujours pret a me mettre au service de la beauté…

LA DAME ÂGÉE: Lors meme qu’il s’agit d’une beauté passée?

BEAUMARCHAIS: Nous tous ne tournons-nous pas nos regards vers le gloire de passé?

LA DAME ÂGÉE:Oui, c’est vrai… En contemplant la passé, nous conquérons l’avenir…

BEAUMARCHAIS: Mais, enfin, de quel conseil parliez-vous?

LA DAME ÂGÉE: Un conseil a propos d’une pousse que je soigne pour l’avenir.

BEAUMARCHAIS: Une pousse de votre souche, chere amie?

LA DAME ÂGÉE: D’une souche parente.

BEAUMARCHAIS: S’il est vrai que l’éclat ne tombe pas loin du tronc, je l’aiderai comme si c’était vous-meme…

LA DAME ÂGÉE: Son prix est beaucoup plus grand encore! Je suis une vielle coquille. Ma niece la perle de mon âme. Dix-sept ans, Pierre…

BEAUMARCHAIS: Dix-sept printemps…

LA DAME ÂGÉE:... et des ennuis comme pour cinquante…

BEAUMARCHAIS: Voyons, vous n’auriez pas du venir vous-meme jusqu’ici. Je serais moi-meme accouru n’importe quand au secour de votre… de votre…

LA DAME ÂGÉE:… Pauline.

BEAUMARCHAIS (comme s’il dégustait la nom): Pauline! Pauline! Pauline! Ah, le beau nom! Rien de plus ensorcelant! Quand est-ce que vpos voulez me recevoir, toutes les deux, ou, au moins, Pauline?

LA DAME ÂGÉE: Je craignais que, occupé comme vous etes, il ne vous soit impossible de venir vous-meme chez nous, de sorte que…

BEAUMARCHAIS:… de sorte que…

LA DAME ÂGÉE:… j’ai pensé bon…

BEAUMARCHAIS:… vous avez pensé bon…

LA DAME ÂGÉE:… l’amener…

BEAUMARCHAIS:… l’amener…

LA DAME ÂGÉE:… ici…

BEAUMARCHAIS:… ici…

LA DAME ÂGÉE et BEAUMARCHAIS (ensemble):… Pailine!

La dame âgée, tatonnent d’une main, de l’autre, derriere elle, sous son immense robe, rend curieux Beaumarchais, qui, sans changer de place, se penche lui aussi du côté ou elle fouille. La tete de Pauline fait son apparition, visible seulement pour la public, derriere la Dame âgée, a quelques vingt centimetres du plancher, comme celle d’un petit chien. La Dame âgée, en cherchant, se penche en avant; Pauline, a quatre pattes, s’insinue sous sa robe. La Dame âgée se penche en arriere. Pauline, toujours a quatre pattes, sort de sous la robe de sa tante, entre celle-ci et Beaumarchais.)

BEAUMARCHAIS (la voit, la prend doucement par l’oreille et la fait se relever. A la Dame âgée): N’est-ce pas la, par hasard, ce que vous cherchez?

LA DAME ÂGÉE (les mains contre le coeur): Oh!… Quelle peur! Je craignais qu’elle se fut enfuie. (Elle embrasse Pauline sur les deux joues et arrange la coiffure, les vetements de celle-ci): Voila la perle, cher ami!

BEAUMARCHAIS: Si j’étais femme, j’en faisais un pendentif, accroché a une chaînette, a la hauteur du cour…

LA DAME ÂGÉE: En vérité, elle mériterait d’etre enchaînée…

BEAUMARCHAIS: Je préfere croire que sa place est pres du cour…

(Pauline, tournée vers le public. Fait la grimace. La lumiere c’éteint ici pour se rallumer autre part sur la scene, ou il n’y a personne.)

BEAUMARCHAIS (se dirige vers cet endroit-la. Comme s’il s’adressait a quelqu’un): Mon choix s’est arreté a vous, cher cousin, parce que vous etes mon parent le plus discret. (Les mots suivants sont accompagnés de regards de conivence avec le public.) Personne ne vous voit, personne ne vous entend. Pichon de Villeneuve, vous etes en quelque sorte un homme invisible! (Il feint de serrer quelqu’un entre ses bras, de l’embrasser sur les deux joues, de la repusser un peu pour le mieux voir et de l’embrasser de nouveau, avec de petite tappes sur le dos.) Robuste comme toujoure. Voila l’homme dont j’ai besoin: bien-portant, a meme de tenir tete a toutes les difficultés et de vivre cent ans. Pichon, Pichon, je suis amoureux! Elle s’appelle Pauline. Elle a dix-sept ans, une propriété intéressante a Saint-Domingue, ou j’ai l’intention de me retirer avec elle apres l’avoir épousée; une propriété, enfin, désirable mais entierement hypothéquée et ruinée. J’ai pris mes dispositions pour que 80.000 francs vous soient remis. Vous allez remettre en état la propriété, vous allez peut-etre acheter vous aussi quelque chose la-bas, et nous seront hereux! Attendez! Encore un instant! Prenez bien garde a mon argent! A part ce que j’en prend sur moi, en Espagne, je n’ai plus un sou! Et (un doigt porté a ses levres) soyez discret!… Personne ne doit vous voir, vous entendre… (Il revient a Jacques Coquaire-Fils.) Il fut discret a tel point qu’il rendit l’âme quelque mois plus tard… et mes affaires sont allées a vau-l’eau…

(La lumiere s’éteint et se rallume la ou avait été La Dame âgée et ou, a présent, Pauline embrasse le Chevalier de Séguirand.)

BEAUMARCHAIS (se dirigeant vers cet endroit-la): Pauline! Pauline! Me voila – enfin – rentré d’Espagne!

PAULINE (s’écarte du Chevalier et arrange un peu ses vetements. Quand Beaumarchais pénetre dans la cercle, elle lui saute au cou): Mon chéri, mon chou… Que j’ai languis apres vous, que vous avez été long a revenir… Ah, que j’ai souffert…

BEAUMARCHAIS:… avec monsieur?

PAULINE: Oh, mais voyons, c’est le Chevalier de Séguirand! Il fait la cour a votre sour Julie! (Elle embrasse le Chevalier sur la joue.) Bientôt, tres bientôt nous serons beaux-freres… Ah, que je suis contente! (Elle embrasse de nouveau le Chevalier.)

(Lumiere coupée. La lumiere s’affermit la ou se trouve Jacques Coquaire-Fils.)

BEAUMARCHAIS: Faut-il encore vous dire que Julie est restée vieille fille? Que Pauline épousa Séguirand? Que j’ai reduit tant que j’ai pu la somme employée a refaire la propriété de Saint-Domingue, de sorte que de Séguirand, le mari de Pauline ne me dut que 24.500 francs que d’ailleurs je n’ai jamais guere reçu jusqu’a ce jour, car le Chevalier de Séguirand, en homme du monde, s’en alla, un an apres son mariage, dans l’autre monde, suivant Pichon de Villeneuve, mon trop discret cousin?… Est-il encore a s’étonner que, trompé en amour, ignoré par les affaires publiques, en faillite, dans tout ce que j’ai jamais entrepris et, sourtout, que je vois le vent s’engouffrer dans ma bourse, est-il, disais-je, curieux que moi, qui ai écrit, pour l’amour de l’art, tant de pieces de musique, de petites poésies, de scenes et de parades pour les salons, j’ai mis mes derniers espoirs dans le succes du dramaturge et ai écrit un chef-d’ouvre qui est tombé avec brio?!

(La lumiere baisse ici et jaillit sur Drink, personnage de la piece Eugénie, dont seront interprétés les scenes II, 1 et 2.)

(La lumiere s’éteint ici, et s’affermit sur Jacques Coquaire-Fils et Beaumarchais.)

JACQUES COQUAIRE-FILS: A titre confidentiel, je vous demanderais, oh cher Monsieur, en reprenaut les mots de votre Comte Almaviva, strictement confidentiel. Eugénie fut joué… Et, le résultat?

BEAUMARCHAIS: J’escomptait, a son aide, refaire ma fortune. J’en ai obtenu le fiasco. Enteté comme vous commencez sans doute a me connaître, j’ai lancé en 1770 une autre premiere: Les deux amis.

JACQUES COQUAIRE-FILS: Ah, je m’en souvient. Pallisot écrivit a l’occasion deux vers mémorables (Petite toux a sous-entendus):

“Beaumarchais, trop obscur pour etre intéressant

De son maître Diderot est le singe impuissant”.

BEAUMARCHAIS: Il faut rendre a Césare ce qui appartient a Césare! Ces vers feront carriere en tant qu’exemple de ce que produit l’absence du sens métrique. Ces vers clopinent comme des invalides de guerre.

JACQUES COQUAIRE-FILS: On dirait qu’ils sont passés par les mains de notre geôlier en chef qui les a arrangés.

BEAUMARCHAIS: Afin de m’encourager, un spectateur écrivit sur l’affiche, sous le titre Les deux amis…

(Cône de lumiere dans un coin.)

LE SPECTATEUR (face au public, bouche ouverte, écrit du doigt en l’air): “Par un auteur qui n’en a aucun…” (Il fait la grimace et tire la langue aux spectateurs.)

Rideau